Oublions le mauvais film qui ne lui rendit pas hommage, malgré un effort apparent. L’appel du pied à notre mémoire fut grossier. Le New York Times, à la sortie du film, titra d’ailleurs une critique d’une façon qui résume le problème : « Désolée, Uma, il n’existe qu’une seule Emma… » pour ajouter plus loin que « Ralph Fiennes, qui joue le rôle de John Steed, n’est pas un type de la vieille école aux manières désuètes, et son savoir-faire s’apparente davantage à la manière dont un serveur vous propose de vous moudre un peu de poivre plutôt qu’au professionnalisme d’agent secret de Macnee et de ceux de sa classe. »

Les héros sont immortels. Ils ne sont pas interchangeables lorsque leur essence colle à la peau de quelqu’un ou de quelqu’une, lorsqu’ils ont atteint cette perfection qui caractérise John Steed et Emma Peel, personnifiés par deux acteurs solides et spirituels. Mais il n’est pas encore temps de parler d’eux, car ils ne sont qu’une partie de cette subtile équation.

La série n’a pas toujours eu le visage qu’on lui connaît aujourd’hui, celui qui est demeuré dans la plupart des mémoires télévisuelles : un cocktail d’humour, de surréalisme, d’absurde et de fantaisie. Si l’on ne devait retenir qu’un seul mot pour la désigner, ce serait celui d’extravagance. Quelque chose qui nous déporte à la périphérie de l’imaginaire, qui incite à vaguer hors des limites étroites de la raison donneuse de leçons. La qualité d’ensemble des Avengers tient à trois éléments : la relation de complémentarité entre les personnages principaux, la loufoquerie des enquêtes et l’humour omniprésent. Si la réalisation fut, au départ, originale, on s’en aperçoit moins aujourd’hui, car la télévision a considérablement progressé et innové dans ce domaine. C’est donc à la qualité des dialogues et aux clins d’œil divers, à la fantasmagorie sécrétée par la série et à son effet euphorisant sur le spectateur que l’on s’arrêtera, car c’est ce qui nous semble être une des raisons de sa capacité à traverser les époques.

The Avengers, n’en déplaise à certains qui demeurent à la surface des choses, est une série qui s’inscrit toujours dans un contexte de références littéraires et cinématographiques, mais pas uniquement. La série épouse et devance les modes de son époque (notamment vestimentaires) ; il y a un aspect futuriste qui subsiste encore de nos jours ; la femme y est présentée comme l’égale de l’homme (oublions Tara un instant !), mais elle s’appuie sur la culture britannique ou, plus généralement, anglo-saxonne. Le fondement est solide, ce qui permet de divaguer autant que l’on veut, sans risque de s’égarer. Mais il est, bien entendu, hors de question de montrer une quelconque réalité sociale puisqu’elle ne concerne pas l’univers dans lequel s’épanouit Chapeau melon et bottes de cuir.

La série se déroule dans un cosmos qui ressemble au nôtre, mais il s’agit d’un monde expurgé de tout ce qui peut l’alourdir : la pauvreté (on croisera rarement des mendiants), un engagement trop prononcé pour des sentiments (aucun des protagonistes n’a de relation durable ou de famille proche) ou des idées qu’il faudrait défendre – bien que Steed soit fidèle à son travail, il expose cette réalité dans un épisode des New Avengers –, la mauvaise éducation ou, pire que tout, l’absence de style ! Ils en ont à revendre. Tellement rares sont nos contemporains qui osent priser une pincée de cette élégance, de cette classe qui s’apparente à un art : celui d’exister plutôt que de simplement vivre !

Extravagance, disions-nous. Le style est ce qui la permet et la rend supportable, là où d’autres sombreraient dans le ridicule.

Le titre original, « Les Vengeurs », se réfère à quelque chose qui n’est pas révélé si l’on ne s’attache qu’aux couples emblématiques – Steed et les diverses avengers’ girls : Cathy Gale, Emma Peel, Tara King – qui se sont succédé pendant l’âge d’or de la série, avant que le duo ne se transforme en un trio (Gambit et Purdey prêtant main-forte à Steed), plus ou moins improbable, au cours des années 1970… Pour l’heure, il faut faire quelques pas en arrière et revenir à l’année 1960 et à celle qui suit.

En effet, qui ne connaît pas la genèse de la série sera bien en peine de savoir de quel type de vengeance il est question. Il serait dommageable de ne considérer cette œuvre, qui s’étend par intermittences sur deux décennies, que du point de vue des divers héros fonctionnant en couples, car le lien entre toutes les saisons est un personnage, qui est le centre de la toile d’araignée tissée par les différents scénaristes et réalisateurs aux commandes : John Steed, auquel Patrick Macnee insuffla beaucoup de son essence. Fait assez inhabituel et troublant, l’homme ne serait acteur que par le fait de ce personnage distingué à l’extrême et débordant de panache. Certaines mauvaises langues iront jusqu’à dire que Patrick Macnee est un mauvais acteur et n’est capable que d’un seul rôle, celui de John Steed. Le propos est réducteur et malséant, bien qu’il y ait une indéniable confusion entre l’acteur et le personnage. Mais qui a mesuré la distance qui sépare l’acteur de l’homme ? Macnee a créé le personnage de Steed et ses références sont plus ou moins avouées, dont son propre père !

The Avengers fut d’abord un avatar, en quelque sorte, du film noir. Reflet un tantinet dépoli de ce genre où se mirent également d’autres genres (le récit d’espionnage popularisé par le misogyne Ian Fleming et ses romans), sans réel intérêt ou puissance, qui fut pourtant le creuset d’où sortit l’un des personnages les plus séduisants des séries télévisées, John Steed, aussi fringant que la traduction de son patronyme (destrier) le laisse entendre.

Police Surgeon (littéralement : « chirurgien de la police » – il ne s’agit pas de médecine légale) est une mauvaise série télévisée, qui risque d’être retirée de l’antenne. Toutefois, son héros, incarné par l’acteur Ian Hendry, a conquis les téléspectateurs. Son rôle sera étoffé, il prendra un autre nom, mais conservera sa fonction de médecin. Dès le premier épisode de cette nouvelle série, The Avengers, on lui adjoint sans raison les services d’un obscur agent secret. Ce dernier enquête, au départ, en compagnie du docteur Keel. La tragédie éclate lorsque la fiancée du docteur est assassinée sous nos yeux. Hélas, il ne reste guère de vestiges de cette première saison : trois épisodes et le tiers d’un autre. L’épisode fondateur, diffusé le 7 janvier 1961 (Hot SnowNeige brûlante), n’existe qu’à l’état de lambeau (les vingt premières minutes).

Lorsque Ian Hendry quitta la série, à la surprise générale, c’est à ce moment précis que The Avengers commencèrent à se dessiner sous la forme qui les a immortalisés.

D’un réalisme maussade, propre au film de genre noir, nous nous inclinons peu à peu vers quelque chose qui vire à la science-fiction – bien qu’il faille manipuler le terme avec force précautions – ou, à tout le moins, à un antiréalisme profond et durable. Steed va délaisser l’imperméable, la cigarette molle au coin du bec et le flingue, troquer sa panoplie morose mi-pulp mi-hard-boiled contre le melon, le parapluie et un état d’esprit à lui très particulier. Lorsque le personnage de Cathy Gale déboule à l’écran, gainée de cuir, on peut dire que la série naît réellement. Exit le docteur Martin King, qui succéda pendant trois épisodes à son confrère Keel ! Exit Venus Smith, qui ne miroita que pendant six autres épisodes. Les choses sérieuses peuvent commencer, bien que le sérieux ne soit pas la vertu affichée !

John Steed, qui est le seul lien entre toutes les saisons de cette série, est un personnage imperturbable, pourtant il s’affinera peu à peu. Franchement grossier auprès de Cathy Gale, parfois, ses manières salaces se couvriront d’un vernis raffiné, même si les mains baladeuses de Steed ne seront jamais en repos. Il y a une grâce dans le personnage qui le rend irrésistible. Il fait vivre un certain idéal d’existence qui s’énonce par le luxe des conditions de vie, par la richesse de l’esprit et l’extrême convenance, en toute circonstance, des manières. Bienséance peut-être, mais surtout définition de la classe absolue. James Bond peut se rhabiller, même si, par la plus grande des ironies, il lui volera Cathy Gale et Emma Peel ! À James manque très certainement la fantaisie, et le plus bel homme du monde, sans imagination, n’est qu’un raté, aussi sublime fût-il par ailleurs. Après le départ de Sean Connery, Bond est devenu davantage un concept qu’un personnage, une forme dans laquelle peuvent se mouler divers acteurs, tandis que John Steed ne peut revêtir un autre visage que le sien, de même Emma Peel. Et cette impossibilité est ce qui fait la force des personnages cités, puis le désir qu’elle crée dans la conscience du spectateur de s’identifier à eux et le sentiment d’une proximité complice.

L’ennemi de Steed et de la série est l’ennui suscité par le sérieux qui plombe les meilleures résolutions. Dès les deux saisons qu’il parcourt aux côtés de Cathy Gale, le la est donné : si certaines enquêtes sont assez « réalistes », le carcan éclate lors de nombreux épisodes « surnaturels » et l’on sent, imperceptiblement, la tournure que va prendre la série.

E/mma Peel est celle qui va, en l’espace de deux saisons, donner ses lettres de noblesse aux Avengers. La série est à son apogée : le personnage de Steed est parfaitement formé, les intrigues sont souvent brillantes dans leur traitement, et le duo fonctionne à merveille. Une alchimie exceptionnelle, une convergence de talents et l’expérience des saisons précédentes, sans oublier un soupçon d’audace, font des saisons 1965/1966 et 1967 un exemple d’excellence rarement atteint à la télévision. Citons de mémoire quelques fleurons : Faites de beaux rêves, Voyage sans retour, Du miel pour le Prince, Le club de l’enfer (qui fit scandale !), Le Joker, Caméra meurtre, Les marchands de peur, etc.

John Steed et Emma Peel sont le couple de la série, bien qu’ils ne s’embrassent quasiment jamais et évitent tout contact physique. C’est d’ailleurs ce qui rend leur relation excessivement intéressante : la tension, le non-dit, le possible ajourné sans cesse. Un rapprochement eût à coup sûr détruit la magie, puisqu’il aurait brisé le pacte implicite qui gouverne l’œuvre : rien ne doit adhérer au temps ni à l’espace. Les héros des Avengers vivent dans une enclave sans cesse mouvante, et ce, y compris lorsqu’ils remontent le temps.

Une scène dit parfaitement tout ceci : lors du « mot de la fin » ( « tag », disent à tort d’autres) de l’épisode intitulé Le Tigre caché, lorsque Steed peint un cœur sur un mur. Il dessine ses initiales. On pressent qu’il va apposer celles d’Emma Peel à côté, mais celle-ci arrive à pas de loup derrière lui. Elle lui demande ce qu’il est en train de faire et l’homme au melon efface tout.

Le dernier épisode, qui marque la passation de pouvoir entre Emma Peel et Tara King, est fort émouvant puisqu’il nous montre une Emma Peel partant rejoindre un mari qui, de dos, ressemble à s’y méprendre à John Steed !

L’arrivée de Tara King ne consolera pas du départ d’Emma Peel, malgré d’excellents épisodes (Double personnalité, Jeux, Miroirs, Noël en février) qui voisinent avec de nettement moins bons. Cette saison est parfois sous-estimée, à cause du jeu de Linda Thorson qui ne fut pas apprécié par tous, et de la qualité inégale des épisodes. Pourtant, Tara King est facétieuse et terriblement ingénue, et il est difficile de ne pas apprécier son charme aux rondeurs enfantines.

Le dernier épisode de la sixième saison laisse un arrière-goût : il la clôt par une pirouette amusante, mais l’épisode n’est pas à la hauteur d’une fin, bien qu’il s’agisse d’une série et non d’un feuilleton, car nous pourrions davantage légitimement attendre, du second, un point final. Mère-Grand avait promis qu’ils seraient de retour ! C’est le cas : mais sept ans plus tard.

Il est difficile, dès lors, de laisser exploser un enthousiasme qui a peu de raisons d’être, avouons-le. Malgré quelques coups d’éclat (Le repaire de l’aigle, Le baiser de Midas, Le château de cartes, Méfiez-vous des morts, Obsession, Visages) qui rappellent le meilleur de la série, The New Avengers ont perdu en chemin beaucoup de l’esprit de la série. Steed, gardien de la mémoire, est un peu relégué au second plan, et c’est regrettable, bien entendu. Le cybernaute revient pitoyablement une troisième et dernière (?) fois afin de cligner de l’œil. Mais le cœur du spectateur n’y est pas vraiment.

Pendant cette relativement courte période de production de l’âge d’or de la série, il est remarquable de constater que l’on peut suivre toute l’évolution des techniques employées à la télévision, hormis la stéréo. Quelques épisodes de la première saison étaient tournés et diffusés en direct, mais tous étaient filmés en vidéo. Lors des scènes d’extérieur, aucune sonorisation n’était possible. Ensuite, on passa au différé, puis au format film… et à la couleur ! Le Saint, qui est une série contemporaine, ne connaîtra pas autant de changements – sinon le passage à la couleur tout de même !

Daté, démodé, vieilli, caduc : aucun de ces mots ne peut s’appliquer à la série ni à son passeur, John Steed, pour une raison très simple : il n’a jamais été inscrit dans notre temporalité. Et c’est certainement la plus grosse erreur commise par les New Avengers que d’avoir trahi ce principe de base, pour le moins évident.

Subtiles et improbables, les histoires des Avengers nous invitent à dépasser les apparences ternes de notre réalité, tel un Lewis Carroll brisant symboliquement le miroir.

Revoir Caméra meurtre pour se convaincre de cette réalité.

par Emma Peel

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