John Lucarotti

En juillet 1992, à l’occasion de la diffusion en version originale sous-titrée de Chapeau melon et bottes de cuir dans l’émission Continentales sur FR3, Alex Taylor a interrogé John Vincent Lucarotti (25 mai 1926 – 20 décembre 1994). Scénariste britannique, Lucarotti est surtout connu pour son travail à la télévision dans les années 1960 et 1970, notamment au Royaume-Uni. Il a écrit pour plusieurs séries emblématiques, parmi lesquelles :

  • Doctor Who : Il est l’auteur de plusieurs arcs majeurs des premières saisons, dont Marco Polo (1964), The Aztecs (1964) et The Massacre of St Bartholomew’s Eve (1966), trois récits salués pour leur rigueur historique et la qualité de leur écriture.
  • Chapeau melon et bottes de cuir (The Avengers) : Il a contribué à l’élaboration des débuts de la série et a signé plusieurs scripts, dont The Far Distant Dead, La Baleine tueuse, Mort à la carte, L’Éléphant blanc et Le Fantôme du château De’Ath. Il a également réécrit le scénario de Double Danger. Lucarotti revendiquait une implication déterminante dans la genèse de la série, bien que son rôle soit souvent minimisé dans l’historiographie « officielle ».
  • Il a également collaboré à des séries telles que The Troubleshooters, Ghost Squad, The Protectors, et a même écrit le scénario d’un téléfilm français, Faites entrer M. Ariman, diffusé sur la première chaîne de l’ORTF.

Avant sa carrière britannique, Lucarotti avait commencé à écrire pour la radio et la télévision au Canada, notamment pour la CBC (Radio-Canada), où il a rédigé plus de deux cents scénarios. Il s’est ensuite installé en Angleterre, où il a poursuivi une carrière prolifique. Dans les années 1970, il rejoint la Corse, où il s’installe définitivement avec son épouse. Il travaillait alors dans le restaurant que celle-ci possédait à Ajaccio.

Il est décédé le 20 décembre 1994 à Versailles.

Interview de John Lucarotti – Juillet 1992 par Alex Taylor

J’étais employé par la société ABC Television en Angleterre — mais pas ABC, la société américaine. Le chef du service dramatique était un Canadien nommé Sydney Newman. Je venais d’arriver de Toronto, et je suis allé le voir. Immédiatement, il m’a dit : « Tu travailles pour moi. » Je lui ai répondu : « OK », parce que je le connaissais très bien. Je m’installais, et à ce moment-là, nous avions une série intitulée Police Doctor1. C’était un feuilleton d’une demi-heure qui avait commencé en 1960. Je suis arrivé en 1961, et cela continuait avec un comédien nommé Ian Hendry dans le rôle principal.

Et puis, un jour, Patrick Macnee est arrivé de Toronto — comme moi, comme Sydney. Il était au Canada depuis 1955, je crois. Patrick est venu voir Sydney, et Sydney a pensé : Il faut qu’on fasse quelque chose avec Patrick ! Il a alors décidé d’étendre Police Doctor à une durée d’une heure, avec un homme mystérieux. Et cet homme mystérieux, c’était John Steed.

Tout était très flou, on ne disait rien. On faisait des suppositions : peut-être était-il un agent secret ou quelque chose comme ça… mais on ne l’a jamais dit. Jamais, jamais, jamais.

Je n’étais pas impliqué dans la version exportée aux États-Unis2, mais pour nous, c’était clair : il était l’homme mystérieux, qui arrivait soudainement dans le cabinet du docteur Hendry. Ils ont tourné dix épisodes ensemble. À la fin de ces dix semaines, une grève des comédiens a éclaté en Angleterre, et elle a duré assez longtemps. Le contrat qu’ils avaient tous les deux portait sur treize épisodes, avec une option pour treize supplémentaires.

À la fin de la grève, Ian a dit : « Je ne veux plus continuer. » Et Patrick a dit : « Moi, je veux continuer. » C’est là que Chapeau melon est véritablement né.

Lors d’une réunion dans le bureau de Sydney Newman — avec Sydney lui-même, le chef du service dramatique ; son adjoint Leonard White, également Canadien ; John Bryce, un Anglais, éditeur de scénarios ; et moi, l’autre Canadien — quelqu’un, je ne sais plus qui, a dit : « Cherchez la femme. » Et tout le monde a enchaîné : « Pourquoi pas ? » C’est ainsi qu’est né Chapeau melon et bottes de cuir.

Je vais être un peu cruel, mais… Diana Rigg, par exemple, pouvait jouer de A à Z. Patrick, lui, jouait parfaitement de A à B — c’est-à-dire qu’il savait très bien être Patrick Macnee. Mais rien d’autre. Je l’ai vu dans la pièce Rain, de Somerset Maugham3… C’était catastrophique ! Je l’ai vue à Toronto.

Mais quand John Steed est là, quand Patrick Macnee est là, et que les scénaristes admettent ses limites, alors on écrit pour Patrick Macnee — pas pour John Steed. Et là, ça fonctionne : il est lui-même.

La première femme, c’était Honor Blackman, Cathy Gale. Il y avait plusieurs scénaristes, et nous avons tous un peu discuté — avec Sydney aussi — de la manière de développer le personnage féminin. La première chose que Sydney a dite, c’est : aucun rapport amoureux4. Dès le départ : pas de hanky-panky5. Par exemple, avec Emma Peel : elle est là, elle a perdu son mari, donc…

J’ai revu un épisode que j’ai écrit, Castle De’Ath6, où elle est en négligé… et je me suis dit : Whaou ! Elle est très, très attirante. Il y avait une certaine sensualité chez Diana, dans sa présentation — mais cela n’avait rien à voir avec Patrick. C’était elle-même.

On avait le droit d’être un peu sexy, mais un principe fondamental avait été posé dès le début : le feuilleton devait reposer sur la suspension d’incrédulité. On commençait toujours avec une idée complètement farfelue. Je me souviens d’un épisode que j’ai écrit, où quelqu’un vole un éléphant blanc dans un jardin zoologique7. D’accord, c’est absurde. Comment vole-t-on un éléphant blanc ? Mais si on suit cette idée de manière logique — sans tricher, en respectant une logique stricte — alors, au bout de quelques minutes, le spectateur se dit : Oui… ça pourrait bien être possible. Et c’est ça, la suspension d’incrédulité. C’était notre philosophie pour chaque épisode.

Nous cherchions toujours des idées bizarres, bizarres, bizarres. Et une fois posées, elles devaient rester cohérentes.

Et c’est justement ce que je reproche énormément à la dernière série, avec Joanna Lumley — avec Purdey. Ils prenaient des idées farfelues, et ils les développaient en restant dans le farfelu. Donc : aucune logique. Rien. Les événements survenaient par hasard… par hasard ! Non, je n’aime pas The New Avengers. Avec la grand-mère8… Gareth Hunt, le comédien qui jouait le jeune homme… Non. Ça n’a rien à voir avec The Avengers. À mon avis, The New Avengers, c’était rien.

J’ai écrit un scénario qui a été acheté, mais qui n’est jamais arrivé sur le plateau. Il devait marquer le passage entre Diana Rigg et une nouvelle partenaire, Lina Thorson. Il s’appelait Horroroscope9 — contraction de horror et horoscope. Je ne sais pas pourquoi il a été refusé.
L’histoire se déroulait dans un parc d’attractions à Battersea Park, à Londres. Il y était question de clairvoyantes qui avaient appris certaines choses… de l’espionnage. Je ne me souviens plus très bien, à vrai dire ! (rires)

Ça m’a vraiment étonné de voir des jeunes filles habillées comme Emma, et beaucoup de messieurs avec le parapluie et le chapeau. Et même des messieurs habillés comme Emma Peel ! Oui, c’était bizarre… (rires)10

J’ai deux restaurants — enfin, ils appartiennent à ma femme — qui s’appellent tous deux Phileas Fogg11. On y propose un petit voyage autour du monde en 80 plats. Il y en a un à Ajaccio, et l’autre, qui est fermé pendant le mois d’août, à Sèvres – Ville-d’Avray. Des fans viennent parfois pour parler de Chapeau melon et bottes de cuir. Et j’entends des petits « Mmmh… pas encore ! » venant de la cuisine — c’est ma femme. Moi, je reste à côté des tables à parler de Chapeau melon, et pendant ce temps, il faut faire le service, la cuisine, faire ci, ça, encore ça… pendant que John bavarde avec les clients !

Je n’ai jamais imaginé que la série aurait un tel succès — et les écrivains non plus, je crois. On avait un bon concept, une bonne idée… On s’amusait énormément. Les scénaristes se disputaient dans les pubs : — « J’ai une idée ! » — « Ah oui ? Qu’est-ce que tu vas faire ? » — « Je ne suis pas certain… Voilà une proposition… Peut-être comme ça ? » On était tous des copains.

J’allais très rarement sur le tournage. Très, très, très rarement. Je me souviens d’une fois : j’étais dans le studio. Le réalisateur, un ami nommé Don Leaver, dirigeait l’épisode12. Normalement, un écran à côté montre ce qui passe « on air » — ce n’était pas du direct, mais un moniteur de contrôle montrait ce qui était diffusé pendant l’enregistrement.

Et soudain, sur le petit écran, une annonce est apparue : « John F. Kennedy assassiné ». Don a dit : « Ferme ça ! On continue. » Il a terminé l’enregistrement, puis s’est adressé à l’équipe : — « Je m’excuse… mais je viens de voir que JFK a été assassiné à Dallas. »

Et ça, c’était pendant l’enregistrement de mon épisode.

Non, c’était après les nouveaux Vengeurs13 que Monsieur Clemens et Monsieur Fennell ont commencé à réécrire. Je tiens à dire qu’il y a un épisode qui a été tourné deux fois : une première fois en direct avec Honor Blackman — donc, cette version n’existe plus14 — et une deuxième fois avec Diana Rigg, dans le rôle d’Emma Peel. C’était une histoire magnifiquement écrite par un très bon ami, Eric Paice.

Elle racontait l’histoire d’un colonel d’un régiment écossais complètement fou, qui décide qu’Emma Peel est une descendante directe de Mary Stuart, la reine des Écossais. Et donc, qu’elle a le droit de devenir reine d’Angleterre, à la place d’Élisabeth.15

J’ai trouvé l’idée géniale. C’est totalement absurde, complètement farfelu… mais menée avec une logique implacable. La seule chose que les militaires ont refusée, c’était de faire apparaître des blindés à Buckingham Palace. C’était interdit. On a donc dû trouver un autre moyen de mettre la scène en image.

Honor Blackman était très, très chaleureuse. Je trouvais Diana peut-être la meilleure comédienne de toutes — bien meilleure que Linda Thorson, sans doute trop jeune (Tara King). Mais Diana Rigg était la meilleure. Peut-être aussi plus distante, plus froide avec les autres. La rencontrer, ce n’est pas la même chose que travailler avec elle. Diana gardait beaucoup de choses pour elle-même.

Oui, quand elle jouait avec le National Theatre16 — et surtout pendant l’été, à Stratford-upon-Avon17 pour le grand festival Shakespeare — il était écrit dans son contrat que The Avengers, la société de télévision, n’avait pas le droit d’utiliser ses prestations théâtrales à des fins promotionnelles pour la série. Parce que c’était bien Diana Rigg : au National, dans une pièce, vous pouviez être la femme de chambre de la reine… et dans la suivante, jouer Lady Macbeth ! C’était un vrai théâtre d’égalité : les grandes vedettes dans les petits rôles, et les petites vedettes dans les grands.

Je trouve un peu triste de revoir Chapeau melon et bottes de cuir aujourd’hui, car je pense que cette époque est révolue. Une question de moyens… de finances, surtout. Nous faisions une émission avec Honor Blackman pour 250 000 francs. Une heure de télévision, enregistrée. Aujourd’hui, ce serait au moins… au moins quatre millions.


  1. Il s’agit en réalité de Police Surgeon, produite par ABC Weekend TV et mettant en vedette Ian Hendry dans le rôle du Dr Geoffrey Brent. Les 13 épisodes, d’une durée de trente minutes chacun, ont été diffusés sur ITV le samedi soir à 19 heures, du 10 septembre au 3 décembre 1960. ↩︎
  2. C’est-à-dire à partir du passage au film 35 mm, dès la saison 1965-1966 avec Emma Peel, lorsque la série commence à être diffusée aux États-Unis sur le réseau ABC. ↩︎
  3. À ce jour, aucune trace de cette adaptation théâtrale avec Patrick Macnee n’a été retrouvée, mais nous poursuivons l’enquête. ↩︎
  4. À ce moment précis, Alex Taylor l’interrompt pour préciser que Laurence Bourne (1936-2012), réalisateur de L’Éléphant blanc, Les Petits Miracles, Le Cheval de Troie, qu’il avait reçu l’année précédente à l’occasion de la diffusion en VOSTF de la saison Emma Peel en noir et blanc, avait affirmé tout le contraire : selon lui, John Steed et Mrs Peel étaient amants, mais on n’en parlait pas. ↩︎
  5. C’est un nom commun utilisé dans le langage familier qui signifie entourloupes, bêtises, ou batifolages selon la phrase dans lequel il est utilisé. ↩︎
  6. Il s’agit de l’épisode Le Fantôme du Château de De’Ath, diffusé en 1991 sur FR3 sous le titre Le Château de la mort. ↩︎
  7. Il s’agit de l’épisode L’Éléphant blanc, de la saison 1963-1964. ↩︎
  8. Soit nous avons mal compris ce que John Lucarotti voulait dire, soit il n’a pas vraiment regardé The New Avengers avec attention. ↩︎
  9. C’est un scoop à peine croyable. Cette idée, aussi amusante qu’inattendue, a peut-être été partiellement reprise dans l’épisode Steed et la voyante. ↩︎
  10. La vidéo n’est pas complète, mais John Lucarotti semble évoquer une manifestation autour de la série qui aurait eu lieu peu avant cet entretien. ↩︎
  11. Le Phileas Fogg a ouvert ses portes en 1984 au 14, rue Saint-Charles à Ajaccio. Le restaurant appartenait à Rose Sandy, l’épouse de John Lucarotti. Nous n’avons pas pu déterminer si l’établissement est toujours en activité. Un second restaurant, situé à Sèvres – Ville-d’Avray, a ouvert en 1989, mais semble avoir fermé ses portes en 1995. ↩︎
  12. Il s’agissait de l’épisode L’Éléphant blanc, écrit par John Lucarotti, mais ce n’était pas Don Leaver à la réalisation, comme il le pensait : c’était Laurence Bourne. Don Leaver était un réalisateur britannique prolifique, notamment actif à la télévision à partir des années 1960. Il a joué un rôle crucial dans les débuts The Avengers puisqu’il a réalisé plusieurs épisodes de la toute première saison avec Ian Hendry, alors que la série reposait encore sur une formule très différente, proche du polar psychologique. ↩︎
  13. Cette partie de l’entretien n’est pas très claire, mais il semble que John Lucarotti évoque l’arrivée de Brian Clemens et d’Albert Fennell, coïncidant avec le passage au film 35 mm et l’arrivée de Diana Rigg dans la série. ↩︎
  14. Pourtant, tous les épisodes avec Honor Blackman ont été conservés, et aucun d’entre eux n’a été diffusé en direct. ↩︎
  15. À ce moment précis, Alex Taylor, qui connaît bien la série, s’étonne de ne pas connaître cet épisode en deux parties — et pour cause : il n’existe pas. Il a peut-être été écrit, mais jamais produit. John Lucarotti commet ici une erreur. ↩︎
  16. En 1967, le National Theatre de Londres se trouvait au Old Vic Theatre, dans le quartier de Lambeth. La troupe y jouait depuis sa fondation en 1963, sous la direction de Laurence Olivier. Le bâtiment actuel du South Bank n’ouvrira qu’en 1976. ↩︎
  17. Stratford-upon-Avon est une ville située dans le centre de l’Angleterre, dans le comté du Warwickshire. Elle est mondialement connue pour être le lieu de naissance du dramaturge William Shakespeare, né en 1564. ↩︎

Alec Taylor a joué un rôle déterminant dans la mise en valeur de Chapeau melon et bottes de cuir en France. Il avait relevé que de nombreux épisodes demeuraient inédits sur le territoire — parmi lesquels Les Fossoyeurs, Avec vue imprenable, Dans sept jours le déluge, Un Steed de trop, La Mangeuse d’hommes du Surrey, Le Fantôme du château De’Ath, Maille à partir avec les taties, Les Chevaliers de la mort, Le Club de l’enfer, L’Héritage diabolique ou encore Du miel pour le prince.

L’année précédente, Alex Taylor avait eu l’occasion de recevoir le réalisateur Laurence Bourne, à qui l’on doit trois épisodes de la dernière saison avec Cathy Gale : L’Éléphant blanc, Les Petits miracles et Le Cheval de Troie. Malheureusement, aucune trace connue de ce document ne subsiste à ce jour. L’INAthèque elle-même ne semble pas l’avoir conservé — il faut dire que la sauvegarde des émissions audiovisuelles par les chaînes nationales restait encore très incomplète avant 1995.

Continentales, créée par Michel Kuhnn et lancée sur FR3 en 1990 sous l’impulsion de Jacques Chancel, était une émission matinale innovante présentée par Alex Taylor, mêlant journaux télévisés européens et actualité internationale en version originale sous-titrée. Son audience explose avec la guerre du Golfe, et chaque été dès 1991, elle se transforme en Continentales d’été, proposant des séries anglophones inédites, dont Chapeau melon et bottes de cuir. Rebaptisée Eurojournal en 1992, puis reprise sur La Cinquième en 1994 avec Nicolas Don, l’émission reste fidèle à sa vocation européenne et multilingue jusqu’en 1997.

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