Dans le cadre des 60 ans du personnage d’Emma Peel, nous vous proposons ici la retranscription en français de l’entretien accordé par Dame Diana Rigg à l’émission HardTalk1, diffusée sur les chaînes d’information de la BBC (et notamment la plus célèbre, BBC World, présente sur toutes les box). Nous sommes à l’été 2016 et Diana Rigg revient sur sa carrière sans éluder les questions, avec élégance et humour.
Dans cet échange mené par Stephen Sackur, elle retrace avec franchise les grandes étapes de son parcours : son rôle de Lady Olenna Tyrell dans Game of Thrones, la popularité inattendue que lui valut Chapeau melon et bottes de cuir, mais aussi l’expérience James Bond. Elle évoque son rapport au métier d’actrice, la question de l’égalité salariale, la célébrité parfois pesante, ainsi que sa passion intacte pour le théâtre, qu’elle considère comme la véritable clé de la longévité artistique.
Transcription
Stephen Sackur : Bienvenue à Hardtalk. Mon invitée aujourd’hui est une grande actrice anglaise dont l’œuvre représente une sorte de paradoxe dans l’imaginaire public. Dame Diana Rigg sera toujours associée à des rôles qui, d’une certaine façon, ont pris des proportions plus grandes que leur part dans sa longue carrière — je pense à The Avengers ou encore à ses apparitions dans les films James Bond, qui ont suscité une grande attention. Mais c’est au théâtre qu’elle a remporté les éloges de la critique et une multitude de récompenses. Aujourd’hui, elle tient un rôle iconique dans la série à succès Game of Thrones.
Comment gère-t-on la volatilité et l’imprévisibilité de la vie d’acteur ?
Diana Rigg : Merci de m’accueillir ici. Pour répondre simplement : mon approche de l’art dramatique est, dans ses grandes lignes, restée la même qu’au début. J’ai posé la question à un ami de longue date, quelqu’un qui me connaît depuis cinquante ans : “Est-ce que j’ai été ambitieuse ?” Et il m’a répondu : “Non, tu as toujours été reconnaissante.” Et je crois que cela résume assez bien ma carrière. La différence, c’est qu’à ce stade de ma vie, après avoir tant fait pendant si longtemps, j’ai une confiance plus forte en ce que je suis, où je vais, et ce que j’ai déjà accompli.
SS : Ça doit faire une différence.
DR : Bien sûr que ça en fait. J’ai toujours aimé jouer — mais je ne vis pas pour travailler. J’ai toujours eu une vie à côté du travail. Cela m’a permis de mener une vie équilibrée. En regardant en arrière, à mon âge, je constate que j’ai su garder un côté personnel et solide, en parallèle de ma carrière professionnelle.
SS : J’ai déjà l’impression que vous aimez ce que vous faites. Je suppose que vous le faites par passion maintenant, alors qu’au départ il s’agissait aussi de gagner sa vie.
DR : Oui. Je ne comprends pas ceux qui dénigrent leur métier. Il y a cette idée que les acteurs sont fondamentalement des êtres en manque d’identité, des enfants retardés — je refuse cette vision. Si on fait justice à l’art dramatique, il faut une compréhension profonde de la condition humaine, et de soi-même. Quand vous acceptez un rôle, vous devez jauger la distance entre ce que vous êtes et ce personnage — et la combler avec vérité. Sarah Siddons2 disait qu’elle examinait un rôle pour voir s’il entrait dans la nature, et si oui, elle savait qu’il pouvait être joué. On doit transformer la page écrite en nature.
SS : Y a-t-il des rôles que vous avez refusés parce que vous n’y croyiez pas ?
DR : Pas vraiment. Je dirais que si je ne crois pas un rôle, ça devient un défi. Je dois le rendre crédible. Parlant de foi, l’une des choses les plus touchantes dans notre métier — et plus encore au théâtre — c’est que les gens viennent avec leur foi. Ils ne viennent pas cyniquement, ils viennent pour croire. C’est un cadeau magnifique qu’ils nous font.
SS : Commençons “ici et maintenant” et remontons dans votre carrière. Le “ici et maintenant” pour beaucoup, c’est ce rôle dans Game of Thrones. Comment avez-vous perçu le fait d’intégrer quelque chose qui est devenu un phénomène culturel ?
DR : Je ne savais pas que je m’engageais dans quelque chose d’aussi vaste. J’étais simplement profondément reconnaissante d’obtenir ce rôle et un rôle remarquable, en plus. Je prends plaisir à le jouer. Le personnage s’appelle Lady Olenna Tyrell. C’est un peu une haridelle3. Oui, une femme assez cruelle. Eh bien, je suis douée pour le mal.
SS : Voyons un extrait… (Diffusion d’un extrait de Game of Thrones) Ce petit extrait met en lumière votre force… et votre cruauté. Mais aussi le travail des scénaristes.
DR : Absolument. Merci à eux pour cette scène.
SS : J’ai interviewé beaucoup d’actrices qui se plaignent du manque de rôles intéressants une fois qu’elles prennent de l’âge. Est-ce que vous en avez fait l’expérience ?
DR : J’ai vraiment eu de la chance. En vieillissant, je me suis sentie devenir meilleure dans mon métier.
SS : Certains disent que certaines actrices sont trop sélectives.
DR : Peut-être. Mais le cinéma est un espace différent — je n’ai pas eu une grande carrière cinématographique.
SS : Parlons de The Avengers. Vous étiez Emma Peel — c’est une série culte, très différente de Game of Thrones, mais dans l’esprit, il y a des similitudes.
DR : Tout à fait. Emma Peel était avant-gardiste. Le rôle a été écrit pour un homme, mais c’est devenu un personnage féminin. Beaucoup disent que c’était révolutionnaire — un rôle équilibré et fort pour une femme. Vous savez, j’ai succédé à Honor Blackman. Je venais du théâtre classique, avec la Royal Shakespeare Company. Puis on m’a dit “vous allez faire ce rôle glamour à la télévision.” J’ai été extrêmement chanceuse.
SS : Regardons un extrait de The Avengers… (Diffusion d’un extrait de Mort en magasin, scène de la bagarre où Emma Peel lance à son adversaire : « Give me the gun… ») Que ressentez-vous en revoyant ça maintenant ?
DR : Je suis très reconnaissante. La seule frustration, c’est que le costume était inconfortable — il fallait une demi-heure pour l’enlever. Mais ce rôle m’a projetée au-delà des années de travail au théâtre. Je suis retournée à Stratford4 pour jouer Twelfth Night5 pendant que je tournais The Avengers, pour démontrer que je pouvais remplir une salle de théâtre.
SS : Emma Peel est souvent analysée sous l’angle féministe. Certains pensent qu’elle était révolutionnaire, d’autres qu’elle utilisait seulement le glamour. Quel est votre avis ?
DR : Si vous jouez dans une série télé, pourquoi ne pas mêler glamour et autonomie ? Je ne vois pas de contradiction.
SS : En tant qu’actrice, avez-vous eu des instincts féministes ?
DR : Oui, surtout en ce qui concerne l’égalité salariale. C’est toujours un débat. Dans The Avengers, j’ai découvert que les cameramen masculins étaient mieux payés que moi. Quand j’ai protesté, la presse m’a traitée de “mercenaire”. À l’époque, c’était périlleux de faire ce genre de combat.
SS : À propos de célébrité : aujourd’hui, des acteurs de Game of Thrones sont devenus des vedettes mondiales instantanément. Dans les années 60, quand vous faisiez The Avengers, c’était différent. Comment avez-vous vécu cette célébrité naissante ?
DR : J’étais complètement désarmée. Aujourd’hui, les jeunes sont préparés — ils voient tout dans les médias. Moi, j’étais naïve. Le courrier des fans arrivait, je n’avais pas de secrétaire, je le gardais dans la voiture. Je me sentais coupable. J’aimais les gens, je voulais répondre aux fans, mais je ne savais pas comment faire. Ça m’a pris du temps pour gérer tout ça. Quand je jouais avec les jeunes de GoT6, je les regardais et pensait : “vous n’avez aucune idée de ce que la suite sera, si vous n’avez pas fait d’apprentissage.” Si je passe pour une vieille dame qui radote, c’est bien ce que je suis.
SS : Pensez-vous que ces jeunes acteurs sont parfois catapultés trop vite ?
DR : Oui. J’ai toujours cru que le théâtre donne de la longévité. Le cinéma ou la télévision peuvent vous lâcher à un certain âge, mais le théâtre ne le fait pas.
SS : Parlons cinéma. Vous avez un rôle mémorable dans On Her Majesty’s Secret Service — votre personnage finit par épouser James Bond (joué par George Lazenby). C’était une caractérisation plus riche que celle des “Bond girls” classiques. (Extrait de Au service secret de Sa Majesté (1969), réalisé par Peter R. Hunt.) Avez-vous ressenti un enfermement dans l’étiquette “Bond girl” ou l’avez-vous dépassé ?
SS : Non, pas du tout. Mais travailler avec Lazenby a été difficile. Il n’a pas été reconduit ensuite. Je ne dis pas qu’il était mauvais — il l’était parfois hors tournage — mais il demandait beaucoup. Il y a une légende selon laquelle j’aurais mangé de l’ail avant certaines scènes sexuelles pour le repousser… C’est absurde. J’ai mangé du pâté de foie de volaille, qui contenait de l’ail, sans le savoir. Mais j’ai tout fait pour être “clean” — brosser les dents, chewing-gum, spray… Sa paranoïa l’a conduit à croire que c’était délibéré. Je suis contente que ce soit clarifié.
SS : Parlons de confiance et d’insécurité dans la profession : vous avez déjà dit que vous regrettez de ne pas avoir été plus sûre de vous, plus à l’aise dans votre peau quand vous étiez plus jeune.
DR : Le manque de confiance est une forme de torture personnelle. Quelqu’un (peut-être Olivier7) disait qu’on est égoïste quand on s’inquiète de soi. L’acteur est fait pour donner aux autres. Être trop incertain, c’est se replier sur soi. J’ai perdu du temps à douter. Dans les années 90, j’ai eu une période faste : Médée, Phèdre, Hippolytus, Mother Courage8. C’est le metteur en scène Jonathan Kent9 qui m’a soutenue, jouant les uns après les autres ces rôles puissants. Je lui en suis infiniment reconnaissante. Peu d’actrices obtiennent ça.
Vous semblez avoir compris que le théâtre a ses hauts et ses bas : les critiques négatives doivent être prises avec distance.
SS : Avez-vous reçu des critiques qui vous ont marquée ?
DR : Oui. Quand j’avais joué Avalon Eloise à Broadway10 — avec une scène de nudité — un critique nommé John Simon a écrit : “Diana Rigg is built like a brick mausoleum with insufficient flying buttresses.” (Diana Rigg est bâtie comme un mausolée en briques, sans contreforts suffisants.) C’était horrible. Mais j’ai appris à prendre ça avec humour. J’ai compilé toutes les critiques charmantes dans un livre intitulé No Turn Unstoned. Le fait de les citer rend la douleur plus légère. Certains acteurs prennent cela trop à cœur. Je pense qu’ils font une erreur grave.
SS : Nous manquons de temps, mais je ne peux pas vous laisser partir sans vous questionner sur Game of Thrones. Que se passe-t-il ? Reprenez-vous le tournage cette année ?
DR : Oui, plus tard dans l’année, dans quelques mois même. Je n’ai pas encore reçu le script, donc j’ignore ce qui va se passer.
SS : Savez-vous si votre personnage va être tué ? Beaucoup de morts dans GoT…
DR : Aucune idée. Je sais seulement qu’ils ont annoncé que la série se termine l’an prochain.
SS : Alors, après Game of Thrones, vous chercherez de nouveaux projets ?
DR : Absolument.
SS : Dame Diana Rigg, ce fut un plaisir. Merci d’être passée dans Hardtalk.
DR : Merci à vous.
Invitée : Diana Rigg
Diffusée sur BBC News le 17 aout 2016
Durée 30 minutes
- HARDtalk est une émission de télévision et de radio de la BBC, diffusée du 31 mars 1997 au 26 mars 2025 sur les antennes britanniques et internationales de BBC News, ainsi que sur le BBC World Service. En 2025, elle a été remplacée par un nouveau programme intitulé The Interview. ↩︎
- Sarah Siddons (5 juillet 1755 – 8 juin 1831) est une actrice britannique du XVIIIe siècle, restée célèbre pour ses rôles tragiques, en particulier son interprétation de Lady Macbeth dans la pièce Macbeth de Shakespeare. ↩︎
- Haridelle n. f. d’origine incertaine (XVIe siècle), le mot désigne un mauvais cheval, maigre, efflanqué et misérable, comme dans l’expression « une carriole traînée par une haridelle ». Par extension figurée et péjorative, il s’applique à une grande femme sèche et disgracieuse. Le terme appartient au registre familier, parfois vieilli. ↩︎
- Stratford-upon-Avon, ville du Warwickshire, est connue comme le lieu de naissance de William Shakespeare en 1564 et abrite la Royal Shakespeare Company, qui s’y produit régulièrement. ↩︎
- La Nuit des rois, ou Ce que vous voudrez, est une comédie de Shakespeare écrite vers 1600-1601. ↩︎
- Abréviation de Game of Thrones, série américaine inspirée des romans de George R. R. Martin écrits depuis 1996. La série, composée de 8 saisons et 73 épisodes, a connu un succès mondial considérable. Elle a été diffusée par la chaîne américaine à péage HBO. Cette série n’est pas à mettre entre toutes les mains : la violence y est omniprésente. Vous êtes prévenus. ↩︎
- Diana Rigg fait référence à Laurence Olivier (1907-1989), comédien, metteur en scène, directeur de théâtre, réalisateur et scénariste britannique, qui domina le théâtre britannique au milieu du XXᵉ siècle. Un prix portant son nom a été créé en 1976 par la Society of London Theatre. Ces récompenses, l’équivalent des Molières en France, distinguent l’excellence dans le théâtre britannique. ↩︎
- Au cours des cinquante dernières années, Diana Rigg s’est produite régulièrement sur les scènes londoniennes, interprétant notamment des rôles marquants dans Jumpers (1972), My Fair Lady (1974, Eliza Doolittle), Night and Day (1978), Follies (1987), Médée (1992–1993), Mère Courage et ses enfants (1995), Qui a peur de Virginia Woolf ? (1996–1997), Humble Boy (2001), Soudain l’été dernier (2004), Honour (2006), Tout sur ma mère (2007) et Pygmalion (2011, Mrs. Higgins). ↩︎
- Jonathan Kent CBE est un metteur en scène de théâtre et directeur d’opéra anglais. ↩︎
- En 1970, elle a interprété le rôle d’Héloïse dans la production londonienne d’Abélard et Héloïse au West End, puis a fait ses débuts à Broadway lorsque la pièce y fut transférée en 1971. Dans cette pièce, elle apparaît nue sur scène, ce qui avait fait couler beaucoup d’encre à l’époque. Cette même année, elle reçut sa première nomination aux Tony Awards, récompenses théâtrales américaines décernées depuis 1947. En 1972, elle réitéra l’expérience dans la pièce Jumpers de Tom Stoppard. ↩︎
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