Un empire d’ombres et de lumière (1927–1967)

Fondée en 1927 dans un studio brumeux de Berlin-Weissensee, Z.Z. von Schnerk Production naît de l’imagination débridée et du perfectionnisme maniaque du jeune et audacieux Zacharias Zoltan von Schnerk, aristocrate déchu, poète exalté, scénariste halluciné et futur maître du cadre. Dès ses premières années, la société devient un bastion excentrique du cinéma d’auteur, flirtant avec l’expressionnisme, le gothique baroque et le surréalisme.

Les débuts muets (1927–1932)

Les premières œuvres de Z.Z. von Schnerk — La Fiancée du Diable (1928), Les Larmes de l’Automate (1930), La vengeance des Fantômes (1932) — sont des films muets d’une audace visuelle troublante, où l’architecture semble respirer et les personnages se confondent avec les décors. On y retrouve déjà ses thèmes obsessionnels : la duplicité, la mort, la subvention… Le cinéaste investi tout l’argent qu’il possède dans des studios ultra modernes. Le volume des deux plateaux sont considérables et les acteurs les plus téméraires se pressent pour apparaitre dans ses films aux scénarios ambitieux et aux décors monumentaux malgré le caractère imprévisible de Z.Z. qui se passe de porte voix mais se fait tout de même entendre jusqu’au fond du plateau.

De cette époque, hélas, il ne subsiste aucun film complet. Seuls quelques fragments de pellicule, en très mauvais état, ont été retrouvés. Aucun montage intégral n’a pu être reconstitué.

En 1931, von Schnerk reçoit le prestigieux Prix Ollington dans la catégorie du meilleur film (L’incendie gelé (1931) pour lequel il reconstitue en studio tout un village peuplé de machines absurdes. Il dépense une fortune et le pari est gagnant. C’est la consécration — et la reconnaissance de ses pairs avec lesquels il gardera toujours une grande distance. Selon lui, ce prix fut le plus important de sa carrière et le pousse à explorer sans cesse les méandres de son esprit créateur :

Être reconnu comme cinéaste a été pour moi une surprise et une joie immense — non par orgueil, mais parce que cela signifie qu’on comprend enfin que le cinéma est plus fort que la vie. La vie passe, vacille, s’égare. Le cinéma, lui, grave la lumière dans le temps. J’ai commencé à faire du cinéma pour augmenter la puissance d’exister au delà de la tragédie de la mort.

Z.Z. von Schnerk, entretien au Süddeutsche Zeitung, 1948

Le passage au parlant (1933–1942)

Contrairement à Billy Wilder (parti en 1933), Max Ophüls (qui transite par la France la même année) ou Douglas Sirk (exilé en 1937), Z.Z. von Schnerk choisit de rester en Allemagne. Le pouvoir nazi voit dans le cinéma une puissante arme de propagande, mais von Schnerk s’en tient à distance. Ses studios, trop modestes pour intéresser les autorités, lui offrent une liberté artistique relative, malgré la censure croissante.

On m’a souvent demandé pourquoi je suis resté en Allemagne aussi longtemps. La réponse est simple, embarrassante peut-être : je ne voyais que le cinéma. Rien d’autre ne comptait. Les bruits de bottes, les drapeaux, la propagande — tout cela glissait hors du cadre. J’étais dans mon studio, j’éclairais un visage, je découpais des plans, je cherchais la vérité dans une ombre projetée sur un mur. On me dit aujourd’hui que c’était de l’aveuglement. Je réponds que c’était une forme de fanatisme, oui — mais un fanatisme pour l’image. Le monde brûlait, et moi, je tournais. Jusqu’au jour où même cela n’a plus été possible. Alors je suis parti. Trop tard ? Sans doute. Mais le cinéma, lui, ne m’a jamais trahi.

Z.Z. von Schnerk, Time Magazine, octobre 1952

Toutefois cette période reste floue. Sans doute a t-il pu tourner comme il l’entendait ses films jusqu’à l’entrée en guerre de l’Allemagne mais il est peut probable qu’il ai gardé toute sa liberté après 1939. D’autant que le regard des autorités n’étaient pas forcément propice à apprécier son œuvre hors norme.

En effet, avec l’avènement du son, von Schnerk refuse le réalisme et accentue le caractère onirique de ses films. La voix devient un instrument spectral. Durant cette période, il tourne La Messe rouge des fous (1935), Le Cabinet du mal (1937), Le cri des morts (1938), puis le chef-d’œuvre de la décennie : Les Cités suspendues (1939), fresque utopique et désenchantée inspirée des visions mécanistes du XIXe siècle.

Mais les conditions de travail de plus en plus difficiles, entre pénuries de matériel (il devient de plus en plus difficile de se procurer de la pellicule) et manque d’argent, Z.Z. von Schnerk doit revoir ses projets. En effet ses films circulent de moins en moins alors que la rage créatrice du réalisateur se révèle de plus en plus.

Reportage de la BBC sur les films berlinois de Z.Z. von Schnerk, avec un extrait du film Der Strommann (L’Homme électrique), réalisé en 1941. Date de diffusion inconnue. Extrait muet, sans bande sonore. Dans cet extrait réalisé quelques années après la guerre, le réalisateur ne semble absolument pas sûr de lui. Il se trouve dans une situation difficile, ayant dû tout recommencer en s’installant en Grande-Bretagne, dans un contexte où le chaos régnait en Europe. Ses films réalisés avant-guerre étaient toutefois reconnus par ses confrères comme étant, pour la plupart, des œuvres majeures.

L’âge noir et l’exil (1943–1955)

Réfugié à Londres pendant la guerre (il avait enviségé d’aller à Hollywood mais les États-Unis lui a refusé son visa), von Schnerk recrée son univers dans des hangars désaffectés transformés en studios de cinéma, à proximité des studios d’Elstree. Les bâtiments ne sont pas isolé, l’hiver, la température est proche de zéro degré et l’été, l’air y est étouffant. Loin du réalisme documentaire, il devient de plus en plus sibyllin dans ses œuvres. Il doit recruter de nouveaux acteurs et de nouveaux technicien et cela ne se fait pas sans peine. Sa réputation toutefois attire notamment de vieilles gloires anglaises du muet comme Stewart Kirby (1903-?) ou Damita Syn (1907-1985).

Dans les archives de son studio, on a retrouvé ce petit film montrant le réalisateur à son bureau. Il pourrait s’agir de simples essais de caméras. La bande sonore n’a pas été conservée, mais le réalisateur apparaît visiblement en plein travail avec ses collaborateurs. On sent l’effervescence, l’enthousiasme et la détermination de von Schnerk.

Sa société devient un îlot d’anachronisme poétique, produisant des œuvres hors du temps comme La Nuit des crétins (1946), qui marque l’entrée en scène de Stewart Kirby, acteur britannique au regard oblique et à la gestuelle stylisée. Sophisticated Scoundrel (Le Vaurien raffiné, 1948), deuxième film porté par Stewart Kirby, séduit un large public amateur de ce type de comédies élégantes et légèrement amorales.

Avec Damita Syn, il forme un duo mythique. Ensemble, ils tournent La Diva Diabolique (1952), film labyrinthique tourné entièrement à l’envers, puis projeté en sens inverse. Le public est déconcerté, la critique divisée, les finances vacillent. A l’occasion de son retour à l’écran, Damita Syn a déclaré avec une très grande émotion ceci à la BBC : « Je ne sais pas si j´ai manqué au cinéma mais à moi, le cinéma m’a manqué follement, éperdument, douloureusement. ».

Les films doivent montrer la vie — en pire. Dans toute sa beauté, dans toute sa laideur, dans toute son horreur. Le cinéma, comme la vie, doit être total. Sinon, ce n’est que distraction. Je n’envisage pas de faire un film comme Alfred Hitchcock en racontant une histoire, non, je veux la vivre.

Z.Z. von Schnerk, The Times, novembre 1956

Toutefois, l’année suivante The Bad Bad Lady (1953) est un immense succès commercial. Damita Syn y incarne une sublime dévoreuse d’hommes, reconnaissable à son immense porte-cigarette. C’est un retour triomphal pour l’ancienne vedette du muet. A la fois drôle et tragique, le film n’en est pas moins déconcertant. D’après les rares coupures de presse de l’époque, les spectateurs ont eu bien des difficultés à s’accorder sur l’issue du film. Z.Z. von Schnerk réussit la encore un coup de maitre et permet à son studio de renflouer temporairement les caisses.

Le chant du cygne (1956–1967)

Avec la reprise économique, von Schnerk revient plus inspiré que jamais. Il réalise quelques films crépusculaires, plus dépouillés mais toujours étranges : Le Miroir oblique (1958), Chronique d’un cercueil invisible (1962). Le format large et la couleur arrivent et le studio produit de plus en plus de films sans dessus dessous mélangeant les époques et les styles dans un même film. Z.Z. von Scnherk ne s’encombre plus de la cohérence du scenario au point que les acteurs ne savent pas toujours ce qu’ils vont tourner le jour même. Et pourtant, le réalisateur toujours plus exigeant, porte un soin particulier au montage et n’hésite pas au besoin à refaire tourner des scène lorsque celles ci ne lui conviennent pas, même pour un détail. Une minutie qui confine à la pathologie.

Je ne veux pas que le spectateur s’enfonce bêtement dans son fauteuil. Le cinéma doit être brutal. Je dois brutaliser le spectateur comme je brutalise les acteurs et les techniciens — sinon, à quoi bon qu’il se déplace ? L’expérience doit marquer à jamais celui qui regarde mes films. Je le veux. Absolument.

Z.Z. von Schnerk, Archives ABC Weekend Television, Highlands

De nombreux acteurs et techniciens quittent le studio excédés voir terrifiés par l’exigence arbitraire de von Schnerk. En effet, le réalisateur réside désormais jour et nuit dans son studio qu’il ne quitte plus. Les problèmes financiers s’accumulent et le réalisateur est obligé de vendre sa confortable résidence qu’il occupait depuis sont arrivée à St Albans. De sa vie privée, nul écho. Le cinéma, peu à peu, semble avoir absorbé la totalité de son existence.

En 1967, à 66 ans, il écrit, réalise et produit son dernier film : La Destruction de Madame Peel, drame stylisé et allégorique, où il transforme son héroïne en icône tragique. Tourné en Technicolor, le film devient instantanément un objet de culte. Faute d’argent, Z.Z. von Schnerk va utiliser les décors de ses films sans chercher de cohérence.

Mais le tournage est brutalement interrompu. Le réalisateur est arrêté par les autorités pour enlèvement, séquestration et meurtre. Mais il est finalement déclaré dément et est interné. Les deux stars, Stewart Kirby et Damita Syn qui semblent avoir étés eux aussi impliqués dans des méfaits, disparaissent après avoir fait un long séjour en prison.

Le film ne sera jamais terminé. Les studios, définitivement fermés, sont rasés en avril 1968. Pourtant, quelques années plus tard, des passionnés récupèrent les bobines et en proposent un montage. Des copies VHS pirates circulent à la fin des années 1980, avant d’être interdites. Il ne subsiste aujourd’hui qu’une bande-annonce de l’époque destinée aux professionnels.

Héritage

À la mort de von Schnerk en 1969, Z.Z. von Schnerk Production ferme ses portes, laissant une filmographie de 32 longs-métrages, dont 21 sont aujourd’hui considérés comme perdus, à l’exception de fragments nitrate conservés dans des archives à Prague.

Le nom de la société reste associé à une certaine idée du cinéma total — entre cauchemar esthétique et poésie mécanique. Il fait l’objet d’un culte discret chez les cinéphiles les plus avertis. Son destin tragique y est sans doute pour beaucoup, et l’interdiction de ses derniers films aussi.

Z.Z. von Schnerk meurt ruiné en 1969 dans l’indifférence la plus totale, entouré de mystère.

Filmographie

  • 1927Das Mädchen aus der Finsternis (La Fille des ténèbres) – film perdu
  • 1928Die Braut des Teufels (La Fiancée du diable) – film perdu
  • 1929Der Verrat des Bankiers (La Perfidie du banquier) – film perdu
  • 1930Die Tränen des Automaten (Les Larmes de l’automate) – film perdu
  • 1931Der gefrorene Brand (L’Incendie gelé) – film perdu
  • 1932Die Rache der Geister (La Vengeance des fantômes) – film perdu
  • 1933Das phantastische Licht (La Lumière fantastique) – film perdu
  • 1934Die absurde Idee (Idée farfelue) – film perdu
  • 1935Die rote Messe der Irren (La Messe rouge des fous) – film perdu
  • 1936Die Ferien des Todes (Les Vacances de la mort) – film perdu
  • 1937Das Kabinett des Bösen (Le Cabinet du mal) – film perdu
  • 1938Der Schrei der Toten (Le Cri des morts) – film perdu
  • 1939Die schwebenden Städte (Les Cités suspendues) – film perdu
  • 1940Dämmerung (Crépuscule) – film perdu
  • 1941Der Strommann (L’Homme électrique)
  • 1945Plato’s Slippers (Les Pantoufles de Platon) – film perdu
  • 1946Night of the Simpletons (La Nuit des crétins, avec Stewart Kirby)
  • 1948Sophisticated Scoundrel (Le Vaurien raffiné, avec Stewart Kirby)
  • 1949The Guilty Innocent (L’Innocent coupable) – film perdu
  • 1950The Magnetic Figurine (La Statuette magnétique) – film perdu
  • 1951You Have Just Been Murdered (Vous venez d’être assassiné) – film perdu
  • 1952The Diabolical Diva (La Diva diabolique, avec Damita Syn et Stewart Kirby)
  • 1952Mr Mozart’s Holiday (Les Vacances de monsieur Mozart)
  • 1953The Bad Bad Girl (La Mauvaise fille, avec Damita Syn)
  • 1954And You Haven’t Seen Anything Yet… (Et vous n’avez encore rien vu…)
  • 1955The Vicar Knows the Murderer (Le Vicaire connaît l’assassin)
  • 1958The Oblique Mirror (Le Miroir oblique, avec Stewart Kirby) – film perdu
  • 1961The End of Eternity (La Fin de l’éternité avec Damita Syn) – film perdu
  • 1962Lost at Sea (Une Fortune de mer, avec Damita Syn et Stewart Kirby)
  • 1962Chronicle of an Invisible Coffin (Chronique d’un cercueil invisible, avec Damita Syn et Stewart Kirby)
  • 1963The Executioner’s Sinister Delight (La Joie sinistre du bourreau, avec Damita Syn et Stewart Kirby)
  • 1967The Destruction of Mrs. Emma Peel (La destruction de madame Emma Peel, avec Damita Syn et Stewart Kirby) – film inachevé

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