La nuit du 21 juillet 1969, Neil Armstrong foule le sol de la Lune devant les téléspectateurs du monde entier. C’est peut-être à ce moment précis qu’a pris fin l’esprit des années 60. Les missions Apollo 12, 14, 15, 16 et 17 poseront également le pied sur la Lune, mais dans une certaine indifférence. Le public s’habitue à l’exploit technique et humain. À quoi pourrait ensuite rêver l’humanité ? Le budget d’Apollo sera réduit, et le programme ajourné avant son terme. Certains tournent alors leur regard vers la planète Mars, mais l’opinion publique hostile et le coût exorbitant d’une telle mission poussent le Congrès américain à ne pas suivre les ardeurs de la NASA. L’idée a refait surface il y a peu, car l’homme a besoin de rêver. L’homme est un enfant qui voit plus grand que lui.
Les années 1960 furent extrêmement créatives à tout point de vue, et particulièrement en Angleterre : le design, l’architecture, les boutiques de mode et la culture pop… C’est le célèbre Swinging London, ou Swinging Sixties. Les baby-boomers, qui n’ont pas connu l’horreur de la guerre, s’en donnent à cœur joie : la jeunesse est heureuse. Les Beatles, les Who, les Kinks, les Yardbirds, les Animals, les Small Faces, les Shadows ou les Rolling Stones… Quand on a tout ça, on ne devrait pas avoir besoin de se droguer.
Le rayonnement de la capitale anglaise est mondial. L’époque est unique et ne durera que quelques années. La mini-jupe affole tous les garçons à Carnaby Street, dans le quartier de Soho. Un tel maelström pouvait-il s’étendre indéfiniment ? Non, bien entendu, mais l’écho de cette époque résonne toujours et pour encore longtemps.
De la même manière, la télévision connaît une période de foisonnement à la fois technique et artistique. En effet, le Royaume-Uni met en place un maillage régional de télévisions privées, unique au monde, pilotées par des actionnaires parfois regroupés en consortium (outre-Manche, on parle de « télévision indépendante »). Pour gagner de l’argent, les « Big Four », c’est-à-dire les quatre chaînes les plus influentes (ATV, London Rediffusion, ABC Weekend TV et Granada) doivent faire preuve d’imagination pour rivaliser avec la BBC Television Service, lancée vingt ans plus tôt, et attirer aussi bien le téléspectateur avide de spectacle que l’annonceur indispensable à leur survie. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y avait du spectacle sur ITV dans les années 1960.
Ainsi, ITC (Incorporated Television Programme Company) produira pendant quatre ans Les Aventures de Robin des Bois (1955-1959), diffusé sur ATV London, ainsi que sur la RTF, la RAI, au Canada, mais aussi en Asie, en y investissant les trois quarts de son budget. Le tour de force fut de coopérer avec les États-Unis pour diffuser la série sur le réseau CBS. La série, qui comporte 143 épisodes, est tournée en film 35 mm noir et blanc aux studios Nettlefold. Ce fut d’ailleurs la grande stratégie d’ITC : voir plus grand que la télévision régionale anglaise, vendre à l’étranger et s’adapter aux standards du futur.
Ainsi, la série de 25 minutes The Adventures of Sir Lancelot, diffusée en 1956 et 1957, fut partiellement produite en couleur (14 épisodes sur les 30), bien avant le début des émissions en couleur en Grande-Bretagne !
En France, la RTF produira et diffusera Thierry la Fronde, une série de 52 épisodes de 25 minutes avec Jean-Claude Drouot dans le rôle-titre, diffusée du 3 novembre 1963 au 27 mars 1966. Thierry la Fronde naît dans le sillage du succès d’Ivanhoé, avec Roger Moore (39 épisodes de 25 minutes, coproduits par la Grande-Bretagne et les États-Unis, mais qui ne relèvent pas d’ITC).
Le 14 septembre 1958, le premier épisode de la série L’Homme invisible est diffusé sur ATV. L’Homme invisible est l’une des premières séries d’espionnage, un genre appelé à devenir la marque de fabrique des productions ITC dans les années 1960 (auparavant, c’était le Moyen Âge qui avait les faveurs du petit écran). Une série bien bricolée, tournée en 35 mm, d’après le roman de H. G. Wells. « D’après », car l’histoire est toute autre. Les scénaristes prennent beaucoup de libertés : à part le fait qu’un scientifique devient accidentellement invisible, la série n’a que peu de rapport avec le roman. Ici, Peter Brady résout un grand nombre d’affaires criminelles grâce à sa caractéristique surnaturelle. Il vit dans une belle résidence avec sa sœur et sa nièce, et possède une magnifique Austin-Healey 100-6. De quoi en mettre plein la vue. La série est produite par Ralph Smart pour ITC. L’homme qui a prêté sa voix à Peter Brady (non crédité à l’écran) avait un accent transatlantique afin d’aider ITC à vendre la série aux États-Unis.
Cette stratégie internationale conduisit Howard Thomas, directeur général d’ABC Weekend TV, à se plaindre que Lew Grade distribuait des programmes pour « Birmingham, en Alabama, plutôt que Birmingham, en Angleterre ». La stratégie commerciale n’était pas du tout la même. Parallèlement, The Avengers produite par ABC Weekend TV n’avait pas au départ vocation à être exportée, ni même à être conservée. Certains épisodes ont même été diffusés en direct. Si The Avengers est devenu un succès, c’est uniquement parce qu’elle s’est tournée vers l’international avec des moyens techniques et scénaristiques beaucoup plus ambitieux. C’est donc très ironique pour le directeur d’ABC Weekend Television !
Lew Grade (né Lev Winogradsky ; 25 décembre 1906 – 13 décembre 1998) était un impresario et un magnat des médias britannique, né à Tokmak (Empire Russe) dans l’actuelle Ukraine. En 1912, alors que Grade avait cinq ans, sa famille juive a échappé aux pogroms en émigrant via Berlin à Londres. En 1926, il est couronné champion du monde de Charleston lors d’un concours de danse au Royal Albert Hall, dont Fred Astaire fait partie du jury. Il entame ensuite une carrière de danseur professionnel sous le nom de Louis Grad, avant d’adopter celui de Lew Grade, à la suite d’une erreur de frappe commise par un journaliste parisien et qu’il choisit de conserver. Vers 1934, il s’associe à Joe Collins1 et devient agent artistique au sein de leur société, Collins & Grade.


ITC a été créée en 1954 par Lew Grade, Prince Littler2 et Val Parnell3 sous le nom Incorporated Television Programme Company (ITP). Initialement, la société avait été conçue pour être opérateur dans le réseau britannique ITV, mais candidate, elle ne remporta pas le contrat auprès de l’ITA en raison d’un conflit d’intérêts lié à l’activité d’agent artistique de Lew Grade, qu’il exerçait depuis 1934 et qui concernait de nombreuses personnalités.
ITC devint alors un « sous-traitant », réalisant des programmes pour les sociétés titulaires des licences de diffusion, dans une position comparable à celle d’une société de production indépendante actuelle.
De son côté, l’Associated Broadcasting Development Company (ABD), qui elle fut approuvée par l’ITA pour les contrats du week-end à Londres et des jours de semaine dans les Midlands, manquait de capitaux ; elle s’associa donc au consortium de Lew Grade le 11 mars 1955 pour fonder ce qui allait devenir Associated Television (ATV). C’est Lew Grade qui dessina le logo de cette nouvelle chaîne en s’inspirant de l’œil de CBS aux États-Unis. Lew Grade fut directeur général adjoint d’ATV sous la direction de Val Parnell jusqu’en 1962, date à laquelle il devint directeur général après avoir réussi à faire évincer Parnell par le conseil d’administration.
En 1964, il lança le feuilleton Crossroads, rivalisant avec la célèbre Coronation Street, diffusée sur Granada Television depuis 1960 et toujours à l’antenne aujourd’hui. Crossroads, produit par ATV (ITC n’y était pas associé), était initialement diffusé cinq jours par semaine et était de qualité plutôt médiocre. Certains épisodes ont été enregistrés dans les conditions du direct, comme The Avengers. Dix stations d’ITV le diffuseront dans les années 1960, mais pas Granada TV qui possède déjà son feuilleton à succès. Crossroads était très populaire mais terriblement médiocre ! La série s’arrêta en 1988 au terme de 4510 épisodes. Elle réapparaîtra furtivement au début des années 2000 avant de disparaître définitivement. La série ne sera pas exportée.
En revanche, lorsque un programme est pensé en amont pour l’exportation, la production doit être techniquement avancée (film 35 mm, si possible en couleur, qualité des scénarios, réalisation, qualité des décors, acteurs, costumes, etc.). Ainsi, ITC est à l’origine de nombreuses séries télévisées britanniques cultes au cours des années 1960 et 1970 : Le Saint, Mon ami le fantôme, Destination Danger, Le Baron, Gideon’s Way, Les Champions, Le Prisonnier, Thunderbirds, Captain Scarlet and the Mysterons, Stingray, Joe 90, Interpol Calling, L’Homme à la Valise, Strange Report, Departement S, Amicalement vôtre, Jason King, L’Aventurier, Poigne de Fer et Séduction, Cosmos 1999 et Le retour du Saint. Le succès est alors total.
L’ITC ne possédait pas de studios en propre. Les programmes étaient réalisés dans plusieurs installations, mais plus particulièrement aux studios de cinéma de l’ABPC à Elstree (à ne pas confondre avec les studios d’ATV de Clarendon Road, à Borehamwood, qui étaient des studios de tournage en direct et de vidéo, et qui sont aujourd’hui connus sous le nom de BBC Elstree). Le complexe des MGM-British Studios, également situé à Borehamwood (fermé en 1970), ainsi que les studios Pinewood et Shepperton de la Rank Organisation, furent également utilisés.
Pour vendre ses séries aux États-Unis, l’ITC va plus loin en confiant le premier rôle à des acteurs américains. Richard Bradford (1934-2016), qui incarne McGill dans L’Homme à la valise, est originaire du Texas, tout comme Steve Forrest (1925-2013), interprète de John Mannering dans la série Le Baron. Gene Barry (1919-2009), qui incarne Gene Bradley dans L’Aventurier, est quant à lui né à New York. Pourtant, On peut également citer deux Américains célèbres : Barbara Bain (1931) et Martin Landau (1928-2017), venus tout droit de Mission: Impossible pour incarner respectivement le docteur Helena Russell et le commandant John Koenig dans Cosmos 1999. Le Saint, avec Roger Moore, une série 100 % britannique, sera distribué dans plus de 80 pays et connaîtra également un vif succès aux États-Unis.
Mais la décennie 1970 sera moins heureuse. Certaines productions obtiennent de mauvais résultats, notamment The Julie Andrews Hour (1972-1973), diffusée une seule saison sur ABC Television Network aux États-Unis. Les séries d’action The Protectors (1972-1974) et Amicalement vôtre (1971-1972) ne rencontrent pas un grand succès. Gerry Anderson, célèbre pour ses séries tournées avec des marionnettes et des maquettes (Thunderbirds, Captain Scarlet, etc.), se tourne alors vers les séries de science-fiction en prises de vues réelles : UFO (1969-1971) et Cosmos 1999 (1975-1977). Après Cosmos 1999, Anderson ne réalisera plus de nouvelles séries pour ITC.
Cosmos 1999, qui s’inspire largement du film de Stanley Kubrick 2001 : L’Odyssée de l’espace (1968), sera coproduite avec la RAI et comportera deux saisons. La première, la plus réussie, rencontre pourtant des difficultés et pour la seconde, la série souffre de la comparaison avec Star Trek. La production décide de revoir les décors, les costumes et d’introduire le personnage de Maya, joué par Catherine Schell, une extraterrestre polymorphe. La série perd alors de son intérêt. Une troisième saison était prévue mais fut annulée.
Une époque se terminait, et personne n’y pouvait rien. Alors, pouvait-on prolonger les sixties ? Les histoires d’agents secrets finissent par lasser le public : aventures extravagantes, décors en carton, héros toujours plus loufoques ou surnaturels… Par exemple, Les Champions exigeaient du téléspectateur une suspension d’incrédulité bien plus poussée.
Les États-Unis, qui avaient eux aussi produit de nombreuses séries inventives — La Quatrième Dimension, Ma sorcière bien-aimée, Batman, Mission : Impossible, La Famille Addams, Les Envahisseurs, Au cœur du temps… — préparaient déjà les années 1970 et 1980 : Starsky et Hutch, L’Amour du risque, Sherif, fais-moi peur, Les Rues de San Francisco, Drôles de Dames, Dallas, Columbo… et tant d’autres. Le style change : les courses-poursuites en voiture deviennent le nouveau spectacle. Toutes ces séries ne se valent pas, mais chacun y trouve son plaisir.
Alors, ressusciter Chapeau melon était-il possible ? Non. Le public avait évolué. D’ailleurs, les producteurs de The New Avengers n’avaient-ils pas envisagé, dans un premier temps, de se passer de Patrick Macnee, avant de se raviser sous l’insistance des producteurs français ? Il ne s’agissait pas de refaire The Avengers mais de s’insérer dans les années 1970.
Dans d’autres billets à venir, nous reparlerons évidemment de ces séries ITC un peu plus en détail. En attendant, si vous êtes anglophones, nous ne pouvons que vous conseiller le podcast de Jaz Wiseman, ITC Entertained The World, en trois saisons. Chaque épisode traite d’une série ITC. (Jaz Wiseman est l’auteur d’un bonus vidéo pour les éditions Optimum Releasing The Avengers: Wish You Were Here? – The Top Ten London Locations, réalisé en 2011.)
Liste des épisodes :
- Épisode 1 : (Saison 1, épisode 1) Gideon’s Way
- Épisode 2 : (Saison 1, épisode 2) Danger Man
- Épisode 3 : (Saison 1, épisode 3) Man In A Suitcase
- Épisode 4 : (Saison 1, épisode 4) The Persuaders!
- Épisode 5 : (Saison 1, épisode 5) The Zoo Gang
- Épisode 6A : (Saison 1, épisode 6A) The Saint
- Épisode 6B : (Saison 1, épisode 6B) The Saint – Four Classic Episodes
- Épisode 7 : (Saison 1, épisode 7) The Baron
- Épisode 8 : (Saison 1, épisode 8) Strange Report
- Épisode 9 : (Saison 1, épisode 9) The Tamarind Seed
- Épisode 10 : Hammer House of Horror
- Épisode 11 : Man of The World
- Épisode 12 : Jane Merrow Special
- Épisode 13 : Department S
- Épisode 14 (Saison 2, épisode 1) : Danger Man (50 minutes)
- Épisode 15 (Saison 2, épisode 2) : Randall And Hopkirk (Deceased)
- Épisode 16 (Saison 2, épisode 3) : The Sentimental Agent
- Épisode 17 (Saison 2, épisode 4) : The Return of The Pink Panther
- Épisode 18 (Saison 2, épisode 5) : The Champions
- Épisode 19 (Saison 3, épisode 1) : Thunderbirds / The Man From M.I.5
- Épisode 20 (Saison 3, épisode 2) : Thriller – Lady Killer
- Épisode 21 (Saison 3, épisode 3) : The Adventurer – Poor Little Rich Girl
En 1978, Jane Birkin chantait Ex-fan des sixties, une chanson qui accompagne parfaitement ce billet nostalgique :
Ex-fan des sixties, petite baby doll
Comme tu dansais bien le rock’n’roll
Ex-fan des sixties, où sont tes années folles ?
Que sont devenues toutes tes idoles ?
- Joe Collins est le père de l’actrice britannique Joan Collins, connue du grand public pour son rôle dans la série télévisée américaine Dynastie. ↩︎
- Prince Littler (1901-1973) fut un impresario et producteur britannique, une figure importante du monde du théâtre et du divertissement au Royaume-Uni au XXe siècle. ↩︎
- Val Parnell (1892-1972) fut un des grands noms du spectacle populaire britannique, à la fois impresario, directeur de théâtre et producteur de télévision. Il lança des émissions de variétés extrêmement populaires, en particulier le Sunday Night at the London Palladium sur ATV (1955-1969) ↩︎
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